17.5.2018 La création d’un fonds d’investissement en crypto-actifs est-elle possible en droit français?(ref-1) Dans le monde, on compte désormais plus de 226 fonds qui investissent dans les crypto-actifs, un nombre qui a doublé depuis le mois de novembre 2017 (ref-2). Portée par la hausse spectaculaire des cours des crypto-actifs en 2017, notamment le Bitcoin, la performance moyenne de ce type de fonds a été de 1.100 % durant cette même année (ref-3). A ce jour, il est intéressant de noter que ces fonds opèrent quasi-exclusivement en Amérique du Nord, essentiellement aux Etats-Unis. Ils restent quasiment inconnus en Europe, notamment en raison d’un cadre juridique qui est pour le moment inadapté à l’investissement professionnel en crypto-actifs. La question est donc de savoir dans quelle mesure il est possible, en l’état actuel du droit français, de créer un fonds d’investissement en crypto-actifs. On pourrait envisager (ref-4) le recours (i) aux organismes de placement collectif en valeurs mobilières (« OPCVM »), (ii) aux fonds d’investissement alternatifs (« FIA ») et fonds professionnels spécialisés (« FPS »), (iii) à la catégorie très spécifique des « autres fonds d’investissement alternatifs » (« Autres FIA ») et enfin (iv) aux véhicules d’investissements étrangers sous forme de « Fonds de Fonds » ou « Fonds Maître / Fonds Nourricier ». Option n°1 : les organismes de placement collectif en valeurs mobilières Les OPCVMs sont destinés à l’investissement sur les marchés financiers et à être des véhicules d’investissement pour le « grand public », c’est-à-dire pour les investisseurs non professionnels (ref-5). Ils sont agréés et supervisés par l’Autorité des marchés financiers (« AMF »), leur stratégie d’investissement est soumise à l’AMF et sa réalisation par la société de gestion est contrôlée par un dépositaire. Dans un souci de protection des investisseurs, leurs investissements sont soumis à des conditions assez strictes (ref-6). En effet, les actifs des OPCVM ne peuvent être que : des titres financiers, des instruments du marché monétaire, des parts ou actions d’organismes de placement collectif de droit français ou étranger, des dépôts, des contrats financiers, des liquidités, ou des biens meubles ou immeubles nécessaires à leur activité. Or, le droit français ne donne, à ce jour, aucune définition d’un « crypto-actif ». Plus connus sous le nom de « jetons » ou « tokens » en anglais, ils peuvent conférer une grande variété de droits (financiers, politiques, d’usage, etc.) de telle sorte qu’il faille se livrer à une analyse au cas par cas. L’AMF a cependant confirmé qu’a priori, les crypto-actifs ne peuvent pas être qualifiés de titres financiers (ref-7) et il apparaît qu’en principe, ils ne peuvent pas entrer dans ces catégories traditionnelles. Cette difficulté de qualification a justifié le fait qu’à l’étranger, certains régulateurs ont proposé une classification sui generis, distincte des catégories traditionnelles connues en droit des sociétés ou en droit financier. Par exemple, le régulateur suisse, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (la « FINMA »), opère une distinction entre « jetons de paiement », « jetons d’utilité » et « jetons d’investissement », étant précisé que ces catégories ne s’excluent pas nécessairement et qu’il peut exister des jetons dits « hybrides » (ref-8). En conséquence, il ne semble pas possible, à l’heure actuelle, d’envisager qu’un OPCVM de droit français puisse réaliser un investissement en crypto-actifs. Option n°2 : les fonds d’investissement alternatifs et les fonds professionnels spécialisés Une autre catégorie d’organismes de placement collectifs est celle des FIA, qui se caractérisent par un allègement des contraintes d’investissements par rapport aux fonds dit « classiques » (par exemple, les hedge funds, VC funds, etc.) (ref-9). Plusieurs types de FIA existent, selon qu’ils sont ouverts à des investisseurs non-professionnels (ref-10) ou uniquement à des investisseurs professionnels (ref-11). Les fonds les plus libéraux en matière d’investissement sont réservés aux investisseurs professionnels, tels que les fonds professionnels à vocation générale ou les FPS (lesquels comprennent les sociétés d’investissement à capital variable (SICAV), les fonds communs de placement (FCP) et les sociétés de libre partenariat). Ces fonds sont soit agréés (fonds professionnels à vocation générale, organismes professionnels de placements collectif immobilier) (ref-12) ou simplement déclarés (FPS, fonds professionnel de capital-investissement, société de libre partenariat) (ref-13). Ces derniers sont les plus libéraux en termes de politique d’investissement puisque très peu de limites touchent les actifs dans lesquels ils peuvent investir. Toutefois, la stratégie d’investissement des FPS est encadrée (ref-14) par quatre contraintes (ref-15): l’actif doit faire l’objet d’un droit de propriété fondé sur un mécanisme dont la valeur probante est reconnue par la loi française (ref-16) ; l’actif ne pas être grevé de sûreté (ref-17) ; l’actif doit être valorisable (ref-18) ; et l’actif doit être liquide (ref-19) . A la lecture de ce qui précède, le principal obstacle à l’investissement en crypto-actifs ressort du fait que la propriété du crypto-actif doit être fondée « soit sur une inscription, soit sur un acte authentique, soit sur un acte sous seing privé dont la valeur probante est reconnue par la loi française ». Or, en matière de crypto-actifs, la représentation et le transfert de propriété se réalise via un enregistrement dans une blockchain, à savoir un registre numérique décentralisé et en théorie immuable et infalsifiable. La question est donc de savoir quelle est la valeur probatoire de l’enregistrement d’un crypto-actif dans une blockchain en droit français. A ce jour, à notre connaissance, l’AMF n’a pas encore pris de position officielle sur cette question. En revanche, sur la requête de Tobam, l’AMF aurait refusé la création d’un FPS en crypto-actifs en raison du manque de valeur probante au regard du droit français de l’enregistrement d’un bitcoin dans un portefeuille en ligne (ref-20). Cette limite semble donc empêcher la création d’un FIA ou d’un FPS pour investir en crypto-actifs. Néanmoins, le droit français évolue sur ce sujet et a récemment reconnu la représentation et la transmission dans une blockchain d’un minibon (ref-21) ou même d’un titre financier (ref-22) non coté (ref-23). En conséquence, il n’est pas exclu que le droit français reconnaisse prochainement la possibilité de représenter et de transférer un crypto-actif sur une blockchain, ce qui permettra d’éliminer cet obstacle. Dans un tel cas, les contraintes de valorisation et de liquidité persisteraient toutefois et devraient faire l’objet d’une analyse spécifique par l’AMF. Option n°3 : le recours à la catégorie très spécifique des « autres fonds d’investissement alternatifs » Dans la catégorie générale des FIA et FPS évoquée ci-dessus, il serait également envisageable de recourir à la sous-catégorie très spécifique des « Autres FIA » pour constituer un fonds d’investissement en crypto-actifs. La seule mention des « autres FIA » est contenue au III de l’article L. 214-24 du Code monétaire et financier (« CMF »). Cette catégorie comprend les FIA ouverts à des investisseurs non-professionnels, les FIA ouverts à des investisseurs professionnels, les fonds d’épargne salariale et les organismes de titrisation et de financement. A notre connaissance, cette piste a été suivie par le spécialiste de la gestion quantitative Tobam, qui a lancé en novembre 2017 un fonds alternatif investissant en Bitcoin, nommé Tobam Bitcoin Fund (ref-24). A l’époque, il s’agissait du premier fonds d’investissement européen en crypto-actifs et plus particulièrement en Bitcoin (ref-25). Bien que la structuration exacte du fonds n’ait pas été communiquée, il semble toutefois que le fonds soit « non régulé mais approuvé par l’AMF ». Selon Tobam, le fonds est disponible mondialement sur la base d’un placement privé effectué auprès d’investisseur qualifiés. En revanche, aucune régulation n’est prévue par l’AMF pour ce type de fonds et la protection des investisseurs n’est pas garantie par un tel véhicule d’investissement. En particulier, pour le fonds Tobam, Xavier Parain, secrétaire général adjoint en charge de la direction de la gestion d’actifs chez le régulateur a indiqué : « Nous avons donné une autorisation spécifique pour ce genre de stratégie, mais nous se sommes pas le régulateur du fonds. En cas de problème, l’investisseur ne pourra pas se tourner vers l’AMF comme dans le cas d’un fonds agréé » (ref-26). Option n°4 : l’utilisation de véhicules d’investissements étrangers via des « Fonds de Fonds » ou « Fonds Maître / Fonds Nourricier » Le terme de « fonds de fonds » désigne un fonds qui investit dans les parts d’un ou plusieurs autre(s) fonds. Cette stratégie d’investissement indirecte distingue le « fonds de fonds » des autres fonds qui investissent directement dans des actifs. La définition des fonds « maître » et des fonds « nourricier » est donnée par l’article L. 214-24 IV du CMF (ref-27). Il s’agit d’un fonds accessible aux investisseurs non-professionnels. Un fonds de fonds doit suivre les règles d’investissement données par l’article L. 214-24-55 du CMF (ref-28). Il serait possible d’envisager un schéma de structuration « Fonds de Fonds » ou « Fonds Maître / Fonds Nourricier » aux termes duquel un véhicule de droit français investirait dans un ou plusieurs autre(s) fonds d’investissement de droit étranger mettant en œuvre une stratégie d’investissement en crypto-actifs. Le fonds d’investissement français serait ainsi détenteur de titres financiers d’un fonds d’investissement étranger propriétaire de crypto-actifs et pourrait être régulé par l’AMF. Toutefois, à notre connaissance, ce type de structure n’a pas encore été mise en œuvre à ce jour. Un tel schéma soulève néanmoins la question de savoir quels sont les pays étrangers qui seraient susceptibles d’accueillir un fonds propriétaire de crypto-actifs. Il semble que les pays suivants pourraient accepter, sous certaines conditions, des fonds d’investissement en crypto-actifs : Suisse : un fonds d’investissement en crypto-actifs nommé Crypto Fund AG a été créé dans le canton de Zoug en juin 2017 et homologué par la FINMA (ref-29). Ce fonds indique investir dans les crypto-actifs les plus importants, à savoir le Bitcoin, l’Ether et le Ripple. A cet égard, il faut préciser qu’en Suisse les devises virtuelles sont acceptées comme une classe d’actifs à part entière (ref-30). Luxembourg : le régulateur luxembourgeois, à savoir la Commission de Surveillance du Secteur Financier (le « CSSF »), considère les monnaies virtuelles comme « de la monnaie » (ref-31). Cette reconnaissance semble ouvrir la voie à la création de fonds d’investissement en crypto-actifs au Luxembourg. A ce titre, le CSSF serait en train d’étudier plusieurs dossiers de création de fonds d’investissement en crypto-actifs de droit luxembourgeois (ref-32). Canada : les autorités de régulation boursières canadiennes (en particulier, celles du Québec et de l’Ontario) ont admis la création de fonds d’investissement en crypto-actifs dans le cadre du Canadian Securities Administrators Regulatory Sandbox mis en place au Canada. A notre connaissance, trois fonds aurait d’ores et déjà été agréés : le Fonds Rivemont, 3IQ Corp et First Block Capital Inc. Etats-Unis : de nombreux hedge funds en crypto-actifs opèrent déjà aux Etats-Unis et selon les cas, ils peuvent avoir à s’enregistrer auprès de la Securities and Exchange Commission / Commodity Futures Trading Commission (ref-33). La limite de ce type de montage est qu’il n’apporte aux fonds d’investissement français qu’une exposition indirecte aux variations des crypto-actifs et rejoint en substance les produits dérivés qui existent déjà à ce jour. Conclusion A ce jour, il semble particulièrement compliqué, voire incertain, de pouvoir constituer un fonds d’investissement de droit français pour déployer des stratégies d’investissement en crypto-actifs, sauf pour le cas particulier des « Autres FIA » (dont le fonds de Tobam constitue un précédent intéressant). Néanmoins, il est fort probable que le droit français évolue progressivement pour lever les obstacles à l’investissement en crypto-actifs par les fonds d’investissement. En particulier, le Président de l’AMF, au cours de son intervention du 5 avril 2018 devant la Commission des finances de l’Assemblée nationale dans le cadre de la « mission d’information sur les monnaies virtuelles », a indiqué que le régulateur souhaitait promouvoir certains dispositifs pour permettre aux fonds d’investissement français d’investir dans les crypto-actifs sous condition d’obtention du label/visa de l’AMF. Cette nouvelle possibilité serait « révolutionnaire » dans la mesure où elle permettrait aux fonds d’investissement de droit français d’investir, sous certaines conditions et dans un environnement réglementaire sécurisé, dans certains crypto-actifs. Références: Remerciements à Me Pascal Molinelli, avocat au barreau de Paris spécialisé en fonds d’investissement, pour ses conseils avisés. Les hedge funds en cryptomonnaies ont doublé en 4 mois, AGEFI, 16 février 2018 Bitcoin frenzy helps crypto hedge funds reap 1,100% gains, Bloomberg, 16 janvier 2018 Le présent article propose une revue subjective, sans prétention à l’exhaustivité, des possibilités qui pourraient être envisagées pour constituer en France un fonds d’investissement en crypto-actifs et des contraintes y relatives. Cet article ne traite pas des modalités de gestion des véhicules concernés, du cas spécifique des ETF et des véhicules dont l’objet consisterait en une stratégie de pure réplication de performance sans détention directe de crypto-actifs. Les OPCVM sont régis par les articles L. 214-2 à L. 214-23-2 du Code monétaire et financier (« CMF »). Article L. 214-20 du CMF Synthèse des réponses à la consultation publique sur les ICO, Autorité des Marchés Financiers, 22 février 2018 Guide pratique pour les questions d’assujettissement concernant les initial coin offerings (ICO), FINMA, 16 février 2018 Les FIA sont régies par les articles L. 214-24 à L. 214-190-3 du CMF Articles L. 214-24-24 à L. 214-142 du CMF Articles L. 214-143 à L. 214-162-12 du CMF Articles L. 214-143 à L. 214-147 du CMF Articles L. 214-152 à L. 214-162-12 du CMF Article L. 214-145 du CMF Il faut noter que les FPCI ont des règles encore plus contraignantes. « La propriété du bien est fondée soit sur une inscription, soit sur un acte authentique, soit sur un acte sous seing privé dont la valeur probante est reconnue par la loi française » « Le bien ne fait l’objet d’aucune sûreté autre que celles éventuellement constituées pour la réalisation de l’objectif de gestion du fonds professionnel spécialisé » « Le bien fait l’objet d’une valorisation fiable sous forme d’un prix calculé de façon précise et établi régulièrement, qui est soit un prix de marché, soit un prix fourni par un système de valorisation permettant de déterminer la valeur à laquelle l’actif pourrait être échangé entre des parties avisées et contractant en connaissance de cause dans le cadre d’une transaction effectuée dans des conditions normales de concurrence » « La liquidité du bien permet au fonds professionnel spécialisé de respecter ses obligations en matière d’exécution des rachats vis-à-vis de ses porteurs et actionnaires définies par ses statuts ou son règlement » Tobam lance la course aux fonds bitcoin en Europe, AGEFI, 23 novembre 2017 Ordonnance n°2016-520 du 28 avril 2016 Ordonnance n°2017-1674 du 8 décembre 2017 La blockchain au service de la représentation et la transmission des titres financiers, Daniel Arroche, Avocoin – Medium, 6 avril 2018 Les fonds se ruent sur les crypto-monnaies, une bonne nouvelle ? Charlie Perreau, le Journal du Net, 12 décembre 2017 Tobam lance la course aux fonds bitcoin en Europe, AGEFI, 23 novembre 2017 Cf. référence note 23 « Un ” FIA nourricier au sens de la directive 2011/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 ” est un FIA qui remplit l’une des conditions suivantes : 1° Etre investi à hauteur d’au moins 85 % de son actif dans les parts ou actions d’un FIA maître au sens de la directive 2011/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 ; 2° Etre investi à hauteur d’au moins 85 % de son actif dans plusieurs FIA maîtres lorsque ces FIA maîtres ont des stratégies d’investissement identiques ; 3° Etre exposé pour au moins 85 % de ses actifs à un FIA maître. Un FIA maître au sens de la directive 2011/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 est un FIA dans lequel un autre FIA investit ou auquel un autre FIA est exposé conformément au 1°, 2° ou 3°. » « I. – Dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat, l’actif d’un fonds d’investissement à vocation générale comprend : 1° Des titres financiers au sens des 1 et 2 du II de l’article L. 211-1 dénommés : titres financiers éligibles ; 2° Des instruments du marché monétaire habituellement négociés sur un marché monétaire, qui sont liquides et dont la valeur peut être déterminée à tout moment ; 3° Des parts ou actions de placements collectifs de droit français, d’organismes de placement collectif en valeurs mobilières constitués sur le fondement d’un droit étranger, de FIA établis dans un autre Etat membre de l’Union européenne, ou de fonds d’investissement constitués sur le fondement d’un droit étranger, qui sont proposées au rachat à la demande des porteurs ou actionnaires ; 4° Des dépôts effectués auprès d’établissements de crédit français ou étrangers ; 5° Des contrats financiers au sens du III de l’article L. 211-1 ; 5° bis Des bons de souscription, des bons de caisse, des billets à ordre et des billets hypothécaires ; 6° A titre accessoire, des liquidités ; 7° Des créances. Les SICAV peuvent acquérir les biens meubles et immeubles nécessaires à l’exercice direct de leur activité. II. – Sont assimilées à des titres financiers mentionnés au 1° du I les parts ou actions de placements collectifs ou de fonds d’investissement de type fermé qui satisfont aux critères définis par décret en Conseil d’Etat. » Europe’s first diversified cryptocurrency fund, Startupticker.ch, 6 décembre 2017 Rapport du Conseil fédéral sur les monnaies virtuelles, Conseil fédéral de la Confédération suisse, 25 juin 2014 Communiqué du CSSF, 14 février 2014 Tobam lance la course aux fonds bitcoin en Europe, AGEFI, 23 novembre 2017 SEC and CFTC Regulation for Startup Cryptocurrency Hedge Funds, Capital Fund Law Blog, décembre 2017 L’article France: La création d’un fonds d’investissement en crypto-actifs est-elle possible ? est apparu en premier sur Blockchain magazine. Blockchain magazine Celý článek můžete najít na webu (https://blockchainmag.fr) Zobrazit celý článek >>>